18 novembre 2010
Karachigate: les protagonistes
Pourquoi leurs noms sont-ils cités dans l'affaire Karachi?
Édouard Balladur : Premier ministre de 1993 à 1995 et candidat à l'élection présidentielle de 1995, aurait pu, selon plusieurs sources, financer cette campagne électorale par des rétrocommissions de ventes d'armes.
1. Une note interne de la Direction des constructions navales (DCN) au sujet de commissions sur des contrats de ventes d'armes, note datée du 11 septembre 2002 mais révélée par Mediapart le 13 septembre 2008. "L'annulation de ces commissions avait été décrétée en 1995, à la suite de l'alternance politique en France, et visait à assécher les réseaux de financement occultes de l'Association pour la Réforme d'Édouard Balladur", écrit son auteur (Claude Thévenet). Avant de détailler: "En France, le réseau El-Assir a eu pour principale fonction d'assurer le financement de la campagne d'Édouard Balladur (...). Après l'échec de sa candidature, au printemps 1995, ce financement devait être transféré à l'Association pour la Réforme (...) destinée à poursuivre le mouvement initié par les balladuriens" (sources: Mediapart; verbatim intégral de la note "Nautilus" sur Jeune Afrique).
2. La police du Luxembourg, dans un rapport de synthèse rédigé dans le cadre d'une commission rogatoire internationale diligentée par les juges Françoise Desset et Jean-Christophe Hullin, qui enquêtent sur plusieurs affaires de corruption à la DCN. "En 1995, des références font croire à une forme de rétrocommission pour payer des campagnes politiques en France, écrivent les commissaires principaux de la police judiciaire luxembourgeoise. Nous soulignons qu'Édouard Balladur était candidat à l'élection présidentielle en 1995 face à Jacques Chirac et était soutenu par une partie du RPR dont MM. Nicolas Sarkozy et Charles Pasqua". Avant de conclure: "Finalement, une partie des fonds qui sont passés par le Luxembourg reviennent en France pour le financement de campagnes politiques françaises" (source: Mediapart, rapport de synthèse de la police du Luxembourg daté du 19 janvier 2010).
Les relevés bancaires du compte l'Association pour le financement de la campagne d'Édouard Balladur (AFICEB) montrent par ailleurs l'existence d'un dépôt d'un peu plus de 10 millions de Francs (1,5 millions d'euros) en liquide, en une seule fois (quatre sacs), le 26 avril 1995 (sources: Libération; documents bancaires sur Mediapart).
François Léotard : ministre de la Défense du gouvernement Balladur (1993-1995). Selon la mission d'information sur les circonstances entourant l'attentat du 8 mai 2002 à Karachi, son cabinet (en particulier Renaud Donnedieu de Vabres, chargé de mission) a imposé deux intermédiaires et un pourcentage de commissions supplémentaires dans les contrats dits Agosta (signé le 21 septembre 1994 avec le Pakistan) et Sawari II (signé le 19 novembre 1994 avec l'Arabie saoudite): "Ces FCE ont été négociés en deux étapes: la première, dès le début de la négociation, avait abouti à s’accorder sur un pourcentage représentant 6,25% du contrat, les destinataires étant des personnalités politiques pakistanaises; la seconde, vers mai ou juin 1994, avec l’irruption soudaine et plus qu’étrange de MM. al Assir et Takieddine, à la demande du cabinet du ministre de la défense, qui a conduit à ajouter 4% de commissions supplémentaires. Le paiement a emprunté deux circuits différents, celui de la SOFMA pour les 6,25% de FCE susmentionnés et celui de Mercor Finance via Heine pour les 4%" (extrait des conclusions du rapport: "Les certitudes de la mission"); "Il résulte de nos auditions que des intermédiaires - MM. al Assir et Takieddine - ont été imposés au terme de la négociation à la demande de M. François Léotard quand il était ministre de la Défense, ce qui, aux dires de plusieurs personnes auditionnées, était inhabituel. 6,25% de FCE ont été versés aux intermédiaires par le canal de la SOFMA et 4% - négociés en dernière minute - ont été attribués au réseau K de MM. al Assir et Takieddine" (audition du député Bernard Cazeneuve, rapporteur, devant la Commission de la défense nationale et des forces armées le 12 mai 2010).
Nicolas Sarkozy : ministre du Budget et porte-parole du gouvernement Balladur (1993-1995) puis du candidat Édouard Balladur à l'élection présidentielle. Son nom est cité par la police du Luxembourg comme étant intervenu pour la création de sociétés luxembourgeoises ad hoc par lesquelles ont transité une partie des commissions sur ces contrats de ventes d'armes: "Un document repris sous le numéro 1 fait état de l'historique et du fonctionnement des sociétés Heine et Eurolux. Selon ce document, les accords sur la création des sociétés semblaient venir directement de M. le Premier ministre Balladur et de M. le ministre des Finances Nicolas Sarkozy". Il est président de la République depuis 2007.
Jacques Chirac : ancien président de la République (1995-2002).
Charles Millon : ancien ministre de la Défense des gouvernements Juppé (1995-1997). "Quinze jours" après son élection à la présidence de la République, Jacques Chirac lui a "demandé de procéder à la révision des contrats d'armement et de vérifier dans la mesure du possible s'il existait des indices sur l'existence de rétrocommissions". L'ancien ministre indique que la France a alors mis fin au versement des commissions sur les contrats Agosta et Sawari II en raison d'une "intime conviction qu'il y avait rétrocommissions" après des rapports "faits verbalement par la DGSE" (source: Le Nouvel Observateur, audition de Charles Millon par Renaud Van Ruymbeke).
Dominique de Villepin : ancien secrétaire général de la présidence de la République (1995-2002). Charles Millon était "en lien direct" avec lui et le tenait "régulièrement informé des investigations" sur l'existence d'éventuelles rétrocommissions.
Et les autres...
Francis Lamy : ancien conseiller technique à Matignon d'Édouard Balladur, qui l'a désigné en 1995 comme son "représentant habilité à répondre aux demandes" du Conseil constitutionnel sur son compte de campagne. Il est préfet des Alpes-Maritimes depuis 2008.
Nicolas Bazire : directeur de cabinet à Matignon (1993-1995) et directeur de campagne présidentielle d'Édouard Balladur puis "principal responsable" de l'Association pour la Réforme (trésorier: Philippe Goujon). Il est actuellement directeur général du Groupe Arnault SA et président du Conseil de surveillance de la Fondation pour l'innovation politique. Il fut par ailleurs l'un des témoins au mariage de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni.
René Galy-Dejean : ancien député (1991-2002), trésorier de la campagne d'Édouard Balladur.
Roland Dumas : ancien président du Conseil constitutionnel (1995-2000), c'est sous sa présidence que le compte de campagne d'Édouard Balladur a été validé, alors que les rapporteurs avaient proposé son rejet (source: Libération, PV de constatation sur les archives du Conseil constitutionnel).
Jean-Louis Debré : président du Conseil constitutionnel depuis 2007, il a refusé de transmettre au juge Renaud Van Ruymbeke les délibérations sur le compte de campagne d'Édouard Balladur "en raison du secret qui s'attache aux délibérations" (source: AFP, courrier de Jean-Louis Debré à Renaud Van Ruymbeke en date du 9 novembre).
Les questions
1. Les contrats Agosta et Sawari II ont-ils donné lieu au paiement de rétrocommissions?
2. Si oui, ces rétrocommissions ont-elles servi à un financement occulte des activités politiques d'Édouard Balladur?
3. Si oui, qui - notamment Nicolas Sarkozy - était au courant?
Rappels
L'équipe des "conseillers politiques" de la campagne présidentielle d'Édouard Balladur, qui se réunissait "tous les matins" au siège de campagne:
- Nicolas Bazire (directeur de campagne)
- Nicolas Sarkozy (porte-parole du candidat)
- Brice Hortefeux (représentant de Nicolas Sarkozy)
- William Abitbol (représentant de Charles Pasqua)
- Renaud Donnedieu de Vabres (représentant de François Léotard)
- Marielle de Sarnez (représentante de François Bayrou)
Le 8 mai 2002, un attentat à Karachi (Pakistan) contre un bus de la DCN fait 14 morts, dont 11 Français. L'enquête s'oriente d'abord vers la piste terroriste d'Al-Qaida. Puis se réoriente (note "Nautilus") vers la piste de représailles en raison du non-paiement par la France de commissions sur des contrats de ventes d'armes.
La pratique des commissions (à ne pas confondre avec les rétrocommissions, illégales), officiellement intitulées "frais commerciaux exceptionnels" (FCE), n'avait rien d'illégal jusqu'en 2000, c'est-à-dire jusqu'à ce que la France ratifie la convention OCDE sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales.
L'article 67 de la Constitution stipule que le président de la République "ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite".
[Cette note ne concerne que le volet d'un éventuel financement politique occulte du Karachigate; mais pour les familles des victimes, les principales questions sont bien entendu ailleurs: la fin du versement de commissions sur les ventes d'armes est-elle à l'origine de l'attentat de Karachi? Les autorités françaises étaient-elles au courant du risque de représailles et ont-elles suffisamment protégé leurs ressortissants? "Nous n'avons aucun compte à régler. Nous ne sommes instrumentalisées par personne. Nous voulons juste savoir pourquoi nos pères sont morts", écrivent ainsi "les Karachi"]
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