Quand un Français mononational peut perdre sa qualité de Français
29 décembre 2015
Il est faux de dire qu'un Français mononational ne peut pas ou n'a jamais pu dans la législation française perdre la qualité de Français (constat d'un comportement) ou être déchu de la nationalité française (sanction).
1. Législation actuelle: perte de la nationalité française pour tous les Français
Article 23-8 du Code civil
Perd la nationalité française le Français qui, occupant un emploi dans une armée ou un service public étranger ou dans une organisation internationale dont la France ne fait pas partie ou plus généralement leur apportant son concours, n'a pas résigné son emploi ou cessé son concours nonobstant l'injonction qui lui en aura été faite par le gouvernement.
L'intéressé sera, par décret en Conseil d'État, déclaré avoir perdu la nationalité française si, dans le délai fixé par l'injonction, délai qui ne peut être inférieur à quinze jours et supérieur à deux mois, il n'a pas mis fin à son activité.
Lorsque l'avis du Conseil d'État est défavorable, la mesure prévue à l'alinéa précédent ne peut être prise que par décret en conseil des ministres.
Faute de mention contraire, cet article concerne tous les Français, y compris donc les Français nés Français mononationaux.
2. Législation historique:
2. 1. Perte de la nationalité française pour tous les Français dans la Constitution jusqu'en 1804:
L'idée d'une perte de la "qualité de citoyen français", y compris pour les Français nés Français, est présente dès la première constitution française, non sans ambiguïté:
La seule confusion [en 1791] portait sur les conditions de perte de la qualité de citoyen ...étaient mêlés les motifs de perte de la qualité de Français (par exemple la naturalisation en pays étranger) et de la seule qualité de citoyen politique (la condamnation aux peines qui emportent la dégradation civique ou le jugement de contumace).
Patrick Weil, Qu'est-ce qu'un Français?, Grasset, 2002.
Derrière la formule "perte de la qualité de citoyen français", Patrick Weil distingue donc "perte de la qualité de Français", c'est-à-dire l'actuelle déchéance de la nationalité, et "perte de la seule qualité de citoyen politique", c'est-à-dire l'actuelle privation des droits civiques.
Constitution de 1791
Article 6. La qualité de citoyen français se perd:
1° Par la naturalisation en pays étranger;
4° Par l'affiliation à tout ordre de chevalerie étranger ou à toute corporation étrangère qui supposerait, soit des preuves de noblesse, soit des distinctions de naissance, ou qui exigerait des vœux religieux.
Constitution de 1793
Acte constitutionnel
Article 5. L'exercice des droits de citoyen se perd:
1° Par la naturalisation en pays étranger;
2° Par l'acceptation de fonctions ou faveurs émanées d'un gouvernement non populaire;Constitution de 1795
Article 12. L'exercice des droits de citoyen se perd:
1° Par la naturalisation en pays étrangers;
2° Par l'affiliation à toute corporation étrangère qui supposerait des distinctions de naissance, ou qui exigerait des vœux de religion;
3° Par l'acceptation de fonctions ou de pensions offertes par un gouvernement étranger;Constitution de 1799
Article 4. La qualité de citoyen français se perd:
1° Par la naturalisation en pays étranger;
2° Par l'acceptation de fonctions ou de pensions offertes par un gouvernement étranger;
3° Par l'affiliation à toute corporation étrangère qui supposerait des distinctions de naissance;
2. 2. Perte de la nationalité française pour tous les Français dans le Code civil jusqu'en 1927 et 1973:
L'idée d'une perte de la qualité de Français est reprise en 1804 dans le Code civil (elle ne sera dorénavant plus dans la Constitution):
Code civil des Français de 1804
Article 17. De la privation des droits civils par la perte de la qualité de Français.
La qualité de Français se perdra,
1° par la naturalisation acquise en pays étranger;
2° par l'acceptation non autorisée par le gouvernement, de fonctions publiques conférées par un gouvernement étranger;
3° par l'affiliation à toute corporation étrangère qui exigera des distinctions de naissance;
4° enfin, par tout établissement fait en pays étranger, sans esprit de retour.
Les établissements de commerce ne pourront jamais être considérés comme ayant été faits sans esprit de retour.
(...)
Article 19. Une femme française qui épousera un étranger, suivra la condition de son mari.
Si elle devient veuve, elle recouvrera la qualité de Française, pourvu qu'elle réside en France, ou qu'elle y rentre avec l'autorisation du gouvernement, et en déclarant qu'elle veut s'y fixer.
(...)
Article 21. Le Français qui sans autorisation du gouvernement, prendrait du service militaire chez l'étranger, ou s'affilierait à une corporation militaire étrangère, perdra sa qualité de français.
Il ne pourra rentrer en France qu'avec la permission du gouvernement, et recouvrer la qualité de Français qu'en remplissant les conditions imposées à l'étranger pour devenir citoyen.
Selon l'exposé des motifs, il s'agit en effet là des "causes qui supposent une renonciation à sa patrie" car "il est assez évident que, dans tous ces cas, la qualité de Français ne peut plus se conserver: on ne peut pas avoir deux patries" (Jean-Baptiste Treilhard, conseiller d'État, séance du 4 Mars 1803).
La déchéance de la nationalité est ensuite la peine retenue en 1848 pour lutter contre l'esclavage:
Décret du 27 avril 1848
Article 8. À l'avenir, même en pays étranger, il est interdit à tout Français de posséder, d'acheter ou de vendre des esclaves, et de participer, soit directement, soit indirectement, à tout trafic ou exploitation de ce genre. Toute infraction à ces dispositions, entraînera la perte de la qualité de citoyen français. Néanmoins, les Français qui se trouveront atteints par ces prohibitions, au moment de la promulgation du présent décret, auront un délai de trois ans pour s'y conformer. Ceux qui deviendront possesseurs d'esclaves en pays étrangers, par héritage, don ou mariage, devront, sous la même peine, les affranchir ou les aliéner dans le même délai, à partir du jour où leur possession aura commencé.
La IIIe République reprend la déchéance de la nationalité dans la loi de 1889 sur la nationalité:
Loi du 26 juin 1889
Article 17. Perdent la qualité de Français:
1° Le Français naturalisé à l'étranger ou celui qui acquiert sur sa demande la nationalité étranger par l'effet de la loi.
S'il est encore soumis aux obligations du service militaire pour l'armée active, la naturalisation à l'étranger ne fera perdre la qualité de Français que si elle a été autorisée par le Gouvernement français;
2° Le Français qui a décliné la nationalité française dans les cas prévus au paragraphe 4 de l'article 8 et aux articles 12 et 18;
3° Le Français qui, ayant accepté des fonctions publiques conférées par un gouvernement étranger, les conserve nonobstant l'injonction du Gouvernement français de les résigner dans un délai déterminé;
4° Le Français qui, sans autorisation du Gouvernement, prend du service militaire à l'étranger, sans préjudice des lois pénales contre le Français qui se soustrait aux obligations de la loi militaire.
À partir du code de la nationalité de 1927 la déchéance de la nationalité ne concerne plus que les Français naturalisés. Mais, jusqu'en 1973, la naturalisation étrangère vaut perte de la nationalité française:
Loi du 9 janvier 1973
Article 87. Toute personne majeure de nationalité française, résidant habituellement à l'étranger, qui acquiert volontairement une nationalité étrangère ne perd la nationalité française que si elle le déclare expressément, dans les conditions prévues aux articles 101 et suivants du présent titre.
Article 88. La déclaration en vue de perdre la nationalité française peut être souscrite à partir du dépôt de la demande d'acquisition de la nationalité étrangère et, au plus tard, dans le délai d'un an à compter de la date de cette acquisition.
Article 89. Les Français de sexe masculin de moins de trente-cinq ans ne peuvent souscrire la déclaration prévue aux articles 87 et 88 ci-dessus que s'ils ont satisfait aux obligations de service actif et imposées par le code du service national ou s'ils en ont été dispensés ou exemptés
2. 3. Déchéance de la nationalité française pour tous les Français naturalisés dans le Code civil jusqu'en 1998:
À partir du code de la nationalité de 1927 apparaît la déchéance de la nationalité telle que nous la connaissons pour les Français naturalisés:
Code de la nationalité du 10 août 1927
Article 9. Perdent la qualité de Français:
5° Le Français qui, ayant acquis, sur sa demande, ou celle de ses représentants légaux, la nationalité française, est déclaré déchu de cette nationalité par jugement.
Cette déchéance peut être encourue:
a) Pour avoir accompli des actes contraires à la sûreté intérieure et extérieure de l'État français
b) Pour s'être livré, au profit d'un pays étranger, à des actes incompatibles avec la qualité de citoyen français et contraires aux intérêts de la France;
c) Pour s'être soustrait aux obligations résultant pour lui des lois de recrutement.
Article 10. L'action en déchéance doit être exercée dans un délai de dix ans à partir de l'acquisition de la qualité de Français, délai qui court seulement à dater de la promulgation de la présente loi, si l'acquisition de cette qualité est antérieure à sa mise en vigueur. Pour les personnes qui ont acquis la nationalité française antérieurement à la mise en vigueur de la présente loi, la déchéance ne pourra être encourue que pour des faits postérieurs à cette mise en vigueur (...)
Après plusieurs modifications entre 1938 et 2006, il s'agit du régime actuel de déchéance de la nationalité, qui ne concerne plus les Français naturalisés mononationaux depuis la loi du 16 mars 1998 (loi "Guigou"):
Article 25. L'individu qui a acquis la qualité de Français peut, par décret pris après avis conforme du Conseil d'État, être déchu de la nationalité française, sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride:
1° S'il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme;
2° S'il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit prévu et réprimé par le chapitre II du titre III du livre IV du code pénal;
3° S'il est condamné pour s'être soustrait aux obligations résultant pour lui du code du service national;
4° S'il s'est livré au profit d'un État étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France.
Article 25-1. La déchéance n'est encourue que si les faits reprochés à l'intéressé et visés à l'article 25 se sont produits dans le délai de dix ans à compter de la date de l'acquisition de la nationalité française.
Elle ne peut être prononcée que dans le délai de dix ans à compter de la perpétration desdits faits.
Rédaction actuelle:
Article 25 du Code civil
L'individu qui a acquis la qualité de Français peut, par décret pris après avis conforme du Conseil d'État, être déchu de la nationalité française, sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride:
1° S'il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme;
2° S'il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit prévu et réprimé par le chapitre II du titre III du livre IV du code pénal;
3° S'il est condamné pour s'être soustrait aux obligations résultant pour lui du code du service national;
4° S'il s'est livré au profit d'un État étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France.
Article 25-1 du Code civil
La déchéance n'est encourue que si les faits reprochés à l'intéressé et visés à l'article 25 se sont produits antérieurement à l'acquisition de la nationalité française ou dans le délai de dix ans à compter de la date de cette acquisition.
Elle ne peut être prononcée que dans le délai de dix ans à compter de la perpétration desdits faits.
Si les faits reprochés à l'intéressé sont visés au 1° de l'article 25, les délais mentionnés aux deux alinéas précédents sont portés à quinze ans.
2. 4. La parenthèse 1939-1940/1945: déchéance de la nationalité française pour tous les Français
Un décret-loi du 9 septembre 1939 étend la déchéance de la nationalité à tous les Français, y compris donc les Français nés Français mononationaux:
Décret-loi du 9 septembre 1939
Article 1. À dater du 2 septembre 1939 et jusqu'au jour qui sera ultérieurement fixé par décret, la déchéance de la nationalité française prévue par les articles 9 et 10 de la loi du 10 août 1927 pourra être prononcée contre l'étranger ayant acquis la nationalité française soit par l'effet de la loi, soit sur sa demande ou celle de ses représentants légaux, quelle que soit la date à laquelle il a acquis la nationalité française et quelle que soit la date de la perpétration des faite qui lui sont reprochés.
Pendant la même période pourra être déchu dans les formes prévues par l'alinéa 1er de l'article 10 de la loi du 10 août 1927 tout Français qui se sera comporté comme le ressortissant d'une puissance étrangère. Cette mesure pourra dans les mêmes formes être étendue à la femme et aux enfants mineurs.
C'est sur ce fondement que les dirigeants communistes André Marty (27 janvier 1940) et Maurice Thorez (17 février 1940) seront déchus de la nationalité française sous la IIIe République.
À la Libération, l'ordonnance n°45-2456 du 19 octobre 1945 précisera que cette déchéance n'est désormais possible que si l'intéressé possède également la nationalité de l'État concerné.
Cette législation sur la déchéance de la nationalité correspond à l'actuel article 23-7 du code civil:
Le Français qui se comporte en fait comme le national d'un pays étranger peut, s'il a la nationalité de ce pays, être déclaré, par décret après avis conforme du Conseil d'État, avoir perdu la qualité de Français.
2 commentaires
Est-ce qu'on n'aurait pas pu s'appuyer sur les articles 23-7 et 23-8 du Code Civil pour arriver au même résultat sans devoir réviser la Constitution? Quitte à les modifier légèrement par la loi, en incluant par exemple les organisations terroristes internationales. Pourquoi le long dossier rassemblé par le Conseil Constitutionnel ne mentionne-t-il que l'article 25 et pas l'article 23? Je sais bien qu'il a été peu utilisé. Mais ce n'est pas une raison. Rien n'empêche de l'utiliser davantage, surtout si on en revoit la rédaction. ESt-ce que le Conseil d'Etat lorsqu'il a conseillé la révision constitutionnelle avait pris en compte l'existence de cet article?
Je suis entièrement d'accord avec vous, en particulier le 23-8 modifié! Non, pas de mention dans l'avis du Conseil d'État.
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