Clearstream
11 mai 2006
Quels faits semblent avérés ?
Jean-Louis Gergorin, vice-président exécutif d’EADS, avertit en octobre 2003 le général Philippe Rondot, « conseiller pour le renseignement et les opérations spéciales » au cabinet de la ministre de la défense, Michèle Alliot-Marie, de l’existence, selon lui, d’une vaste entreprise de corruption mise au jour par Imad Lahoud, informaticien et directeur scientifique chez EADS. Jean-Louis Gergorin remet ensuite à Philippe Rondot, le 5 novembre, un document manuscrit comportant quatorze noms de bénéficiaires supposés de commissions occultes. Puis, le 23 novembre, un listing informatique de comptes numérotés. Y figurent plusieurs personnalités : industriels, hommes politiques, vedettes du show-biz et membres des services de renseignement.
Le général avertit le directeur de cabinet de Michèle Alliot-Marie, Philippe Marland, et débute une enquête se limitant aux personnes citées ayant des liens avec le ministère de la défense. Le résultat de cette enquête est transmis le 19 octobre 2004 à Michèle Alliot-Marie. Entre-temps, le 9 janvier 2004, Philippe Rondot a participé à une réunion dans le bureau de Dominique de Villepin, alors ministre des affaires étrangères, en présence de Jean-Louis Gergorin. Ce dernier a de nouveau montré un listing de comptes numérotés.
Parallèlement, le 3 mai 2004, Renaud Van Ruymbeke reçoit une première lettre anonyme l’informant de l’existence d’un « groupe mafieux » auquel seraient liées plusieurs personnalités du monde de l’industrie de la défense : Philippe Delmas, vice-président d’Airbus, Alain Gomez, ancien PDG de Thomson, ainsi que son ancien collaborateur Pierre Martinez. Ils sont accusés d’avoir perçu, via la société luxembourgeoise Clearstream, des commissions occultes liées au marché des frégates de Taïwan, dont a été saisi le juge. Les 9 et 14 juin 2004, Renaud Van Ruymbeke reçoit une nouvelle lettre anonyme accompagnée d’un cédérom de comptes numérotés. Y figurent cette fois plusieurs personnalités politiques : Jean-Pierre Chevènement, Alain Madelin, Nicolas Sarkozy (sous deux identités : Paul de Nagy et Stéphane Bocsa) et Dominique Strauss-Kahn. En novembre 2005, Renaud Van Ruymbeke conclut définitivement à une manipulation. La justice s’intéresse désormais au seul « corbeau ».
Ces faits ne sont pour l'heure contestés par aucun protagoniste.
Quelles sont les zones d’ombre ?
La principale incertitude concerne la teneur exacte de la réunion du 9 janvier 2004 au ministère des affaires étrangères : Dominique de Villepin a-t-il demandé au général Philippe Rondot de s’intéresser aux personnalités politiques citées, en marge de son enquête pour le ministère de la défense ? Dans le procès-verbal de son audition, le 28 mars 2006, par les juges d’instruction Jean-Marie d’Huy et Henri Pons, le militaire indique que Dominique de Villepin lui a demandé « d’investiguer sur instruction expresse du président de la République » : « Il s’agissait de vérifier la validité de cette liste de comptes pour savoir si oui ou non les personnalités qui étaient citées possédaient un compte Clearstream ainsi que cela était mentionné sur ces listings. » Une version corroborée par les notes qu’il a prises à l’issue de la réunion et saisies par la justice. Mais contredite par Dominique de Villepin et Jacques Chirac. « S’agissant de l’affaire Clearstream , le président de la République dément catégoriquement avoir demandé la moindre enquête visant des personnalités politiques dont le nom a pu être mentionné », a indiqué, le 28 avril, l’Élysée. Même dénégation de la part du premier ministre, qui a redit, jeudi dernier, qu’il n’avait « à aucun moment » demandé « d’enquêter sur des personnalités politiques ». Plus troublant, Philippe Rondot est revenu sur ses propres déclarations à la justice en affirmant, dans Le Figaro du 2 mai, que « jamais Dominique de Villepin » ne lui avait demandé de s’intéresser « à un moment ou un autre » aux hommes politiques cités.
Autre zone d’ombre autour de cette réunion : la manière dont a été avancé le nom de Nicolas Sarkozy. Le 2 mai dernier, sur Europe 1, Dominique de Villepin a affirmé qu’« à aucun moment, le nom de Nicolas Sarkozy n’a été évoqué ». Avant de reconnaître, le 4 mai, que le nom de Nicolas Sarkozy « a été évoqué » mais seulement « comme ministre de l’intérieur ». Pour sa part, la déposition de Philippe Rondot contredit ses notes. Dans ces dernières, il parle d’« enjeu politique », avec une mention explicite : « Fixation Nicolas Sarkozy, référence conflit Chirac-Sarkozy. » Tandis que, face aux juges, le général a affirmé, au contraire, que le nom de Nicolas Sarkozy a bien été évoqué lors de cette réunion « parmi les personnes citées comme titulaires de comptes Clearstream », mais qu’« il n’y a pas eu de fixation particulière à ce sujet ». Enfin, reste à déterminer le moment où les différents protagonistes ont été avertis du déroulement de l’affaire. Dominique de Villepin a-t-il tardé à rendre publique la preuve d’une manipulation et donc de l’innocence de Nicolas Sarkozy ? Ce dernier a-t-il été mis au courant plus tôt qu’il ne le dit, afin de se poser en victime ? Autant de questions qui, pour l’instant, ne trouvent pas de réponses.
Laurent de Boissieu
© La Croix 11/05/2006
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